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Matérialisme et misère culturelle (chez les Rifains) [Contribution de Anass ASSANOUSSI]

Publié le 25 septembre 2017 à 20:57 Matérialisme et misère culturelle (chez les Rifains)  [Contribution de Anass ASSANOUSSI]

Par un bel après-midi d’été à Nador, assis à la terasse du café Diamant Vert et muni d’un roman, plus précisément Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, moment que je savourais particulièrement, l’un des serveurs commençant à me connaître m’interpella de loin: -Salam alaikoum mon frère.
 
-Wa alaikoum salam.
 
-Un petit café noir comme d’habitude?
 
-Comme d’habitude.
 
Quelques instants après, le nez plongé dans ma lecture, je fus interrompu par le serveur qui m’apporta mon café. Reprenant ma lecture tout en le voyant demeurer ainsi debout devant moi, je relevais la tête vers lui et je le vis sourire. Il se décida alors à me dire: -Toi, tu vis en France.
 
-Pourquoi tu dis ça?
 
-Je le devine.
 
-Ce n’est pas très difficile à deviner, lui fis-je remarquer, tu vois bien que mon livre est en français.
 
-Non, c’est surtout que le café noir et le livre, c’est typiquement le gars qui vit en France. On voit que tu n’es pas d’ici. Tu vis en France à cent pour cent.
 
-En effet, on ne peut rien te cacher, j’habite Paris, et je suis là en vacances car je suis originaire de Nador.
 
-Tu parles bien tamazight mais c’est bien d’être ouvert, de prendre le temps de lire.
 
-Oui c’est triste que peu de gens lisent ici, mais nous qui vivons en Europe on a pris cette habitude.
 
-Non, pas les autres Rifains.
 
-Comment ça?
 
-Ceux qui vivent aux Pays-Bas, en Allemagne ou en Belgique ne lisent pas vraiment.
 
-Ils parlent de voitures, c’est ça?
 
-Oui voilà!
 
-Comme ceux d’ici, ils ne pensent qu’aux voitures!
 
-Exactement! Mais je t’assure mon frère, quand je t’ai vu avec le café noir et le livre, j’ai deviné immédiatement que tu vis en France!
 
-Oui en France, on accorde beaucoup d’importance à la littérature.
 
C’est par ce triste constat que je commence à vous livrer mes impressions dans ce texte, à savoir le grand manque d’intérêt des Rifains en général pour la culture, la littérature. Le Parisien d’adoption que je suis, habitué à trouver une librairie à tous les coins de rue à Paris ne peut que déplorer le désert culturel qui règne au Rif. Il n’est sans doute pas exagéré de dire qu’il y a sans l’ombre d’un doute largement plus de librairies à Paris que dans tout le Rif de Tanger à Saïdia!
 
Il n’est pas non plus excessif d’affirmer que les Rifains en général, la jeunesse rifaine en particulier, que ce soient ceux qui vivent en Europe ou au Rif, ne s’intéresse pas plus que cela aux choses ayant trait à la culture, mais sont par contre incollables en matière de marques de voitures, peuvent citer moult modèles de berlines et de grosses cylindrées. Le Parisien que je suis, d’origine Rifaine certes ne peut que déplorer cet état de fait. J’ose même prétendre que je vois plus de belles voitures dans les rues de Nador en un seul mois, que dans les rues de Paris en onze mois. Il est de notoriété publique que le niveau de vie du Rif est de loin inférieur à celui de l’Europe, dès lors on peut se demander comment se fait-il que l’on trouve d’aussi beaux moyens de locomotions à tous les coins de rue de Nador ou d’Al Hoceïma…surtout l’été lorsque les Rifains vivant en Europe viennent y passer des vacances. Loin de moi l’envie de conforter le déplorable cliché selon laquelle les Rifains seraient des trafiquants, mais ce fait existe. Oui il y a des Rifains qui s’enrichissent de façon peu recommandable. Cependant, il y a des Rifains, devenus citoyens européens, qui ont réussit leurs vie mais mettent tout leur capital économique, investissent une bonne partie de leurs revenus dans une…voiture! Et en cela ol’n peut être sceptique, dubitatifs quant à la voiture comme horizon indépassable de la réussite sociale et du bien-être. Sans compter ceux qui louent des voitures qu’ils n’ont pas les moyens d’acheter juste pour se montrer et faire les coqs, se pâmer sur les ersatz de corniches devant des poules. Cette problématique se pose pour toute l’Afrique du Nord.
 
Mais revenons à notre cher Rif. Certes, l’on connaît l’état de marginalisation dans lequel le Makhzen a volontairement maintenu le Rif depuis des décennies: marginalisation économique, politique et culturelle. Toutefois, il convient de balayer devant sa porte et ne pas tout le temps rejetter la faute sur les autres. C’est en étant honnête et sans concession avec soi-même que l’on peut ensuite avancer de façon fulgurante et spectaculaire. Donc oui les premiers responsables sont les Rifains eux-mêmes qui semblent amorphes et se désintéresser de la culture et du livre en général, ou même pire qui raillent ceux des leurs qui essaient de les intéresser à des choses autrement moins terre à terre que la dernière Mercedes ou BMW. Les mêmes causes produisent les mêmes effets et un peuple qui ignore son histoire est condamnée à subir les évènements.
 
Pour illustrer encore plus mon propos, permettez-moi de vous conter l’anecdote suivante. J’étais invité à un mariage, à la table où j’étais assis, attendant que l’on serve à manger et qu’il état déjà minuit passé; autre habitude rifaine; je faisais connaissance avec mon voisin de table nâtif de Nador ayant grandit au Rif et qui avait récemment émigré en France puis en Allemagne. Il me racontait à quel point il n’avait pas vraiment apprécié son séjour en France: -Ah? Tu n’as pas aimé ton séjour en France, lui demandais-je.
 
-Non pas vraiment.
 
-Je peux comprendre, c’est pas facile de changer de pays et de culture quand on y connaît personne. Surtout qu’en Allemagne il y a beaucoup plus de Rifains, cela a dû être plus facile pour toi.
 
-Non, ce n’est pas cela. Mon oncle m’a accueilli en Allemagne c’est vrai, mais en France j’étais chez l’une de mes tantes, mais c’était la campagne, il n’y a avait rien là-bas.
 
-D’accord, mais tu es dans une grande ville en Allemagne?
 
-Oui, vers Dortmund, mais surtout en France j’en avais marre d’être coincé entre des Renault, des Peugeot et des Citroën, me dit-il en s’esclaffant de rire, tandis que je le regardais médusé.
 
-Tu sais, lui dis-je, le jour où nous Rifains on aura développé une technologie pour fabriquer des voitures comme Renault ou Peugeot, l’on pourra parler.
 
-Qu’est ce qui te prend? Je plaisantais.
 
-Moi aussi. Tu nous vois capable de faire des voitures dans un avenir tout proche? On en est toujours au stade du chariot tiré par l’âne ou la mule.
 
-Non, mais…
 
-Les Tchèques ont Skoda, les Espagnols ont la Seat, même les Roumains qu’on prend pour des pauvres ont la Dacia. Les Chinois aussi entrent dans le secteur automobile. Et nous on regarde le train passer comme des vaches…
 
-Je pensais pas que tu me dirai tout ça, oui c’est vrai la France est un pays riche, ils ont une industrie.
 
-Oui, moi je m’intéresse aux voitures, mais à l’histoire industrielle qu’il y a derrière, pas pour frimer au volant. Je pense que tu peux comprendre.
 
-Oui bien sûr je suis d’accord avec toi.
 
Anecdote ô combien révélatrice, même si je fus un peu offensif lors de cette discussion, c’est pour rappeler une réalité bien cruelle. Lors des cérémonies (mariages, fiançailles, baptêmes…) les discussions sur les voitures reviennent très souvent, pour ne pas dire systématiquement. Et bien que la Mercedes 240 soit presque devenue un objet de dévotion dans le Rif, à la longévité exceptionnelle, vestige d’une Allemagne florissante, adaptée aux routes et pistes cabosées et parsemées de nids de poules du Rif, celle-ci est belle et bien allemande, et non pas rifaine.
 
Lorsque l’on observe la foire internationale du livre de Francfort, la place qu’a la vie littéraire en France avec l’attribution du prix Goncourt et le prix Renaudot chaque année, l’on voit bien que l’on peut être producteurs de voitures, et accorder une grande place à la culture.
 
Loin de moi l’idée de faire un éloge sans bornes de la France ou de l’Europe en général, mais malgré un sentiment de déclin face à la toute puissance culturelle de l’Amérique, la France a une vie culturelle active et demeure un pôle d’attraction à ce niveau-là.
 
Bien que beaucoup de Rifains demeurent dans un souci de subsistance, s’il y a une certaine élite économique rifaine, vivant en Europe ou au Rif, il n’y a par contre pas d’élite culturelle. Et la culture est aussi un enjeu. En espérant que les Rifains en prennent conscience au plus vite.
 
Arrif negh izidzis bra thousna
Kour asagwas i3adou wa nsin mani sdnoussa
Min gin jdoud negh itah itwouda
Makhzen a3afan wadanar itikhs bo rkha
Iwdhan iyazoun ra igarwane
3amas ad 9an3an 3amas adh hnane
Atharas itaja adelis khoughazdhis
It9abar ra BMW dh Mercedes
 
Anass ASSANOUSSI

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